dimanche 10 novembre 2013

"Le Chemin des dames"




Dans le petit bois en face




Monologues de la boue, été 1




MONOLOGUES DE LA BOUE
TRAVERSÉE 1, été 2011

Border to border, frontière Ouest



 Nuit 1, jour 1
Tu songes au ciel et aux labours gras devenus plomb noir, sous un vent auquel rien ne vient dresser obstacle.
Le Haut-Pichot, Pas-de-Calais. Du coin de grange surplombant la cour intérieure d'une ferme où tu t'installes, tu entrevois le dos d'un vieux garçon voûté, en blouse bleue, qui pénètre dans une aile de ferme abandonnée aux poules, empestant le guano. Tu as frappé contre un carreau pour prévenir la mère, en tablier à carreaux, que tu dormirais là. Tu étales la couverture de survie sur une paille maculée de fientes de pigeon, ça roucoule, des poules viennent fouiller, glousser, gratter, la poussière de paille brûle tes narines. La pluie ne cesse pas, elle ruisselle luisante sur le chemin, le vent emporte les sombres nuages, l'eau fouette les tôles, charrie la terre des champs qui deviennent boue, des bulles d'eau glissent sur le goudron crevassé. L'obscurité semble verte, la pluie noire.


Arrivée à Boulogne-sur-Mer, Pas-de-Calais : immédiatement, les mouettes.


Une bande blafarde délimite les champs gonflés de pluie et le ciel noir.


T.E.R. Mer à UN EURO. Dans le bus en correspondance, des familles de gens très jeunes, avec plus de trois enfants, les parents fument. Encombrement de glacières, de parapluies. Deux jeunes ados s'ennuient, le bus ne démarre pas mais attend le T.E.R suivant. « Papa, t'as vu, y'a personne cette semaine. La semaine dernière, c'était tout plein, là, devant la gare, le bus il était bourré. » Ils se suspendent aux barres du bus, effectuent des tractions, bandent les muscles et demandent à leur père si c'était comme ça à l'armée. Le père, informe, est affalé sur un siège contre la vitre, vêtu d'un survêtement qui plisse, fatigué. Ses cheveux mi-longs sont peignés en arrière, son regard se perd en direction d'un couple plus jeune avec poussette, homme à la fine barbe, capuche, nerveux, brun, visage émacié, air oriental, femme cheveux et peau clairs, plus épaisse que son compagnon, qui se demandent s'il ne vaut pas mieux changer de direction et préférer, vu la météo exécrable, aller dans Boulogne-centre plutôt que partir sur une plage. Tout le monde a le même teint pâle, les mêmes habits délavés, le ciel est gris de pluie, le vent cingle, les nuages vont vite.


Équihen-plage, drapeau rouge, le sentier côtier t'offre à la furie du vent, tu agrippes les fougères, te coupes les mains. La mer en contrebas écume, tu ne sais plus si la bruine provient des embruns ou du ciel.
Un peu plus tard, tu bois une pression ambrée dans un café tapageur : ton anniversaire.


Nuit parmi les plumes et la paille, journées dans les averses, le vent, le ciel bas. Pays vert, aux champs rebondis, qui donne l'impression d'être dans la matière nuageuse, sans horizon. Tu avances dans le vert et la brume.





Tu veux photographier le sol comme une stèle, tu veux que cette terre sur laquelle ton regard tombe soit vue comme un paysage qui serait vertical, une peau à laquelle on ferait face, aux mille pores, scories, traces, scarifications. Tu veux qu'on perde l'échelle du paysage. Ton regard cherche des frontières, des franges. Tu fouilles les ombres des herbes, la limite entre les cailloux, les brindilles et le sol. Tu cherches ce qui détermine qu'on s'arrête ici plutôt que là-bas pour fonder une ville, délimiter un pays, pour parler une autre langue, cuisiner d'autres plats. Tu fouilles.


Devenir boue, s'enfoncer par les ongles, fouir, fouine, ronflement des fossés, pleurs des marcassins, des hérissons. Les bêtes qui ne parlent pas.


Tu marches dans le sable des dunes, étonnée devant le foisonnement végétal qui parvient à y pousser, le vent déplace le chemin, les nuages sont lourds, le drapeau rouge, un vent violent te bouscule, te déséquilibre, tu assures davantage encore chaque pas que tu poses sur le sol sur lequel tu avances.


Les forêts sont devenues colle jaune et boueuse dans laquelle tu dérapes, tombes brutalement. Les branches dont tu cherches à faire un appui cassent. Tu nettoies ton pantalon souillé de boue dans de longues feuilles trempées.


Une lumière noire éclabousse les feuilles.