lundi 27 juillet 2015

Staring back




Pour traverser la nuit du bloc opératoire, tu décidas de te munir des images et des mots de tes années indiennes, de les emporter pour retrouver les petites conversations que tu inventais entre elles et ceux restés en France. Tu ne pus emporter que des négatifs numérisés, sans le travail de tirage, qui manquerait.



Il y avait ces regards, Nizammuddin l'après-midi, qui te regardaient les prendre en photo. Te regarder les prendre en photo signifiait te regarder faire la mise au point dans le dépoli, te regarder regarder vers le bas, vers la boîte obscure d'où sortirait la lumière. Tu regardais cette boîte tournée vers eux. Il y avait cette boîte entre eux et toi.


Dans Sans soleil, Chris. Marker cherche le moment où la femme qu'il filme en Afrique va le regarder, va croiser son regard.
Tu photographies sous influence, sous l'influence des photographies qu'il a prises aux quatre coins du monde, à la recherche des regards. Le regard russe. Tu crois te souvenir qu'il dit qu'il existe un regard russe. Ces hommes et ces femmes qui se plantent, face aux tableaux dans les musées, et semblent exiger d'eux une réponse.
Staring back, « regarder en retour » ?
« They Stare. We exchanged looks, as one says, but what did they get in exchange ? […] », Chris. Marker, Staring back, p.52, M.I.T Press, 2007

vendredi 10 juillet 2015

Embrasser le paysage



Les herbes



« L'été suivant, le premier été sans elle, regardant par les vitres du train les herbes touffues, exubérantes jusqu'à envahir le ballast, le ciel bleu et dense où flottent légèrement des nuages de beau temps comme des nacelles de bonheur dans le grand jour, stupéfait par cette plénitude, je me demande comment le monde a pu se refermer sur son absence dans cette densité où apparemment rien ne manque, où il n'y a aucune marque de déchirement si ce n'est en moi. Et quelques semaines plus tard, remontant de la plage volcanique de Procida dans la chaleur turbulente de midi, le long de ces rues aux façades roses et bleues qui renferment des jardins de citronniers, à l'idée soudaine que, pour la première fois, je ne lui raconterai pas un voyage en rentrant, fût-ce avec ces mots trop rapides et distraits qui étaient les miens, des pleurs me brouillent les yeux et ce déferlement de beauté reflue en chagrin immense suspendu dans le jour brûlant »

Laurent Jenny, Le lieu et le moment, pp.112-113, Verdier, 2015

mardi 7 juillet 2015

L'art de regarder les regards

Chris. Marker parle de la photographie comme de "l'art de regarder les regards". En 2003, tu photographies, dans les rues de Nizamuddin East ou de Old Delhi, les regards des hommes. Au mois de mars, on écoute partout la radio, tu crois te souvenir que c'est la coupe du monde de cricket. Les hommes dans les rues n'écoutent pas l'actualité irakienne.




Watching TV





Radio

Radio

Radio











Parfois, des fillettes prennent possession des parcs…




lundi 6 juillet 2015

La liste des choses qui font battre le cœur





Au milieu du chemin de sa vie, elle conçut un projet à la Sophie Calle ou encore à la Annette Messager : demander à tous ses amis de lui donner des raisons pour accomplir la traversée, ou même simplement une raison pour traverser la nuit. Elle hésita devant la brutalité du procédé, il ne fallait pas qu'ils aient le sentiment d'avoir sa vie entre leurs mains, non, il s'agissait plutôt de réunir une petite collection de ces « choses qui font battre le cœur » et de confectionner un petit livre comme la liste dressée par la dame Sei Shonagon dans ses Notes de chevet. Elle se rappela les objets magiques, les images ou les mots refuges racontés par toutes ces femmes qui avaient accepté de poser seins nus, le regard droit, ou de témoigner, à l'automne 2010, pour un projet photographique en faveur du dépistage organisé du cancer du sein. Elle relut le texte tissé alors de leurs paroles et de ses propres rêveries pour accompagner les montages photographiques réalisés.


Je marche.
Je marche, j'avale la poudre des chemins, les semelles cognent la craie, foulent les herbes, froissent les feuilles. Ah! se jeter sur le sol, joue contre terre — le ventre qui apaise — et dormir avec les bêtes… Le silence des bêtes et des sources!
Dans la nuit qui vient, le bruit encore des moissonneuses rouges, quelques voix d'homme, et puis plus rien, l'abandon des moteurs.
Dans la touffeur des bois, au milieu de la nuit, cet autre monde de souffle, de feulements, de rampements, frôlements, trottinements et halètements pressés, fossés piétinés : les animaux pleurent. Puis le silence à nouveau, non interrompu jusqu'au grand remuement d'avant le jour.




Je marche.
Je marche, je m'enfonce dans les chemins, la tourbe amortit mes pas. Je marche, la boue colle à mes souliers.
Je marche, la ville n'est pas loin, et je frotte, j'efface : j'oublie le vertige. Je marche et j'oublie. Je marche et je reviens au sol, en arrière.
Oublier le tremblement. Ne pas vouloir entendre, ne pas pouvoir entendre. Faire comme si ces petits mots, il y a quelque chose, je veux vérifier, il faudra revenir avant quatre mois, n'avaient pas été prononcés.
Revenir avant, faire comme si le jour n'était pas devenu cette substance figée, étoilée de noir, intestinale.

Alors je recommence.
Reconstitution! Il y aurait eu le dérangement du déplacement, la promiscuité de la salle d'attente, les magazines empilés, feuilletés, les conseils de décoration, les prix de l'immobilier, les …
Il y aurait eu l'inévitable retard dans les rendez-vous puis l'attente torse nu à côté d'appareils froids, la sueur perlant légèrement sous les aisselles, la plante des pieds, la paume des mains, la honte de cette sueur, de cette odeur. Le sein pris en étau entre les plaques froides. Il y aurait eu la salle d'attente, à nouveau, la porte du cabinet « Bonjour, ici le cabinet de radiologie du docteur », qui s'ouvre… « Oui j'écoute… il vous faut venir le dixième jour du cycle, le vendredi à 10h45, ça vous va ? » et se referme « Je vais vous demander l'attestation de prise en charge par votre mutuelle ainsi que votre carte vitale »
Elle me disait qu'elle voudrait surtout ne pas perdre le rire. La force de rire.
Elle me disait qu'elle emplissait ses poches de petits cailloux.
Surtout ne pas oublier d'emporter la lumière - petits bagages…
Elle disait encore : « Tu sais, on cherche un sens à tout cela, le regard fouille le sol, soulève les pierres, on serre dans sa poche un petit caillou en forme de cœur… C'est incroyable, regarde, il a la forme d'un cœur!».

Ramasser
trouver des signes
le destin montre le chemin
arbres mes arbres
Elle me disait qu'elle se rassurait en allant voir la beauté du monde, le soir, au bureau de tabac de la gare, le seul encore ouvert :
le jeune homme
la beauté du monde : son regard
Aller acheter ses cigarettes ou rien du tout, une boîte d'allumettes, rien du tout, simplement pour rencontrer ce regard
la beauté du monde



N'oubliez pas de prendre soin de vous.

Elle a prononcé le mot « grâce », l'examen ne l'effraie pas et, chaque fois qu'elle sort du cabinet médical, c'est le mot « grâce » qui lui vient à l'esprit, c'est une grâce de ne pas être malade. Elle offre ses mains, la lumière de son sourire, le visage qui s'illumine et parle de souffle qu'on habite et qui redonne le monde.

cette terre modelée


Elle disait encore la peur de perdre l'envie même d'en rire. Et le goût de manger. Que tout devienne douloureux, les aphtes dans la bouche, la lenteur à déglutir, la brûlure d'avaler. Elle avait peur de perdre l'envie.



être prise pour quelqu'un sans plus aucun pouvoir, moins que rien


Il me disait :  « Quand Emmanuelle est tombée malade, les gens se sont évanouis, petits papillons évanescents. La flamme était trop forte, ils ne savaient plus quoi dire. La mort fait peur. »
Je marche. Avaler, mâcher l'air. Tirer sur les jambes devenues bras, cordée, avancer et faire avancer le paysage. Je marche, je tire le paysage, je marche, l'air s'engouffre.
Dans les rues de la ville, les affiches épinglent le regard. Les poitrines des femmes, les décolletés, jamais je n'avais regardé les décolletés.
Je suis devenue jalouse du moindre rire, cette femme qui marche, téléphone à l'oreille, dans la rue. Devenue jalouse de son insouciance, de la futilité de sa conversation téléphonique, des mille et une stupidités qui occupent les journées
brutalement être chassée de la banalité des jours, être chassée du pays de la vie
dans la lumière du jour l'ombre a gagné

Elle me disait avoir peur de la souffrance. Mais sa pensée première, la première peur : que tout fût prêt pour son départ. Pour ses enfants. Est-ce que tout était en ordre ? Elle avait même confectionné des petites pochettes, une par enfant, avec tout ce qu'il fallait connaître sur eux pour les accompagner sur le chemin de la vie. La souffrance venait après. Parce qu'on ne savait pas si, le cas échéant, on accepterait le traitement. On ne pouvait pas connaître sa réaction. Elle imaginait la souffrance comme un piège, la brûlure d'un piège refermant sa puissante mâchoire et ne vous lâchant pas. Si elle devait la figurer, elle parlerait d'une flamme dévorant le sein.

Ce qui nous fait tenir, ce qui nous reste, déréliction.
Une joue contre la mousse, humus, la terre, je dors à même le sol.

Qui héritera des livres ? Qui les veillera ? Qui leur parlera en silence ?

Je marche, m'enfonce dans les rues de la ville, dans les feuilles d'automne. Je marche. L'air vif et sec me brûle la poitrine. Je marche et, de mes pieds, refais l'ordre des jours.
Elle me disait avoir peur d'être amputée. Peur de perdre des sensations. Alors elle s'organisait, avec discipline, et <forêts les oiseaux que l'homme n'effraie pas reprendre les chemins d'ici> se réfugiait dans des lectures qui levaient des images de l'enfance, des bribes de la vie des gens de temps anciens. Elle organisait par couleurs l'ordre des jours. Elle notait, elle répétait. Les histoires de gens qui aimaient les gens la consolaient. Elle récitait, avançait pas à pas dans le labyrinthe de la mémoire. Elle s'appliquait, de l'écriture cursive d'une écolière minutieuse, à tracer des boucles, des jambages.
Elle avait parié sur une discipline physique très stricte, tellement stricte qu'elle avait développé des tocs. Elle s'activait, s'impliquait, agissait. Garder les yeux ouverts la préservait de l'angoisse. Savoir permettait de circonscrire le champ de bataille.

Qu'on lui parle avec ses mots à elle. Elle voulait savoir, regarder en face pour pouvoir lutter ou pas lutter mais savoir


Elle disait avoir fondu en larmes, un jour où elle avait pénétré dans une bibliothèque d'un village délaissé, devant tous ces livres écrits dans une langue morte.
Elle disait.

Elle disait qu'elle donnait. Elle allait chez les gens, écoutait leurs récits, passait du temps avec eux puis se mettait à peindre une toile qui rassemblait leurs rêves.

Elle disait qu'à la retraite il y aurait trois étapes…
un camion aménagé pour parcourir la France et peindre pour les gens. Une autre : étape par étape, aller à Compostelle






Je marche. Les chemins sentent bon. Un lièvre détale. Microcalcifications. J'ai des étoiles dans les seins, une sorte de voie lactée occupe ma poitrine.

Je marche. Ombelle des chemins,
le vent agite l'herbe des talus, la lumière danse, l'orage n'est pas loin

Le temps. Tout est allé très vite. Il y avait eu les allers retours entre Castres et Toulouse, tout était allé trop vite et s'était mal passé, les complications la plaie qui ne cicatrisait pas. La mère partie trop vite. Pas eu le temps de se retourner.

Je marche. Les routes n'ont pas d'ombre et j'apprivoise les mots, je les répète, emplir sa bouche de cerises qui éclaboussent de jus quand la langue les écrase j'écrase les cerises sauvages sous ma langue, le jus coule. microcalcification,
le quadrant du sein
un trocart
une biopsie
la sanction sera la chimiothérapie
des microcalcifications en étoile, mes seins deviennent une voie lactée en étoile la voie lactée mes seins

Elle disait qu'elle avait peur du regard des autres. Peur de les voir la scruter, fouiller les plis des vêtements, les replis de la peau, à l'affût d'une déformation, de cicatrices. Elle les voyait bien sur la plage qui cherchaient à savoir, qui fouaillaient et dégoûtés se demandaient ce qu'elle avait celle-là pour être dans cet état, comment elle faisait pour oser sortir comme ça! Et le pire, disait-elle, c'étaient quand ils avaient fini, qu'ils étaient bien repus, qu'ils étaient bien soulagés au moins de ne pas être comme cela, eh bien ils détournaient le regard, pour ne surtout pas croiser le sien.

Elle disait qu'elle avait peur de ne pas savoir dire stop, que l'instinct de vie soit trop fort et laisse la dégradation et la souffrance s'installer alors qu'il n'y a plus d'espoir. Elle avait vu l'agonie transformer son père, à l'humour si vif et pétillant, en un homme si négatif… Il avait probablement souffert d'être devenu ainsi, elle aurait souhaité qu'il puisse garder une belle image de lui.
Elle disait qu'elle ne voulait pas souffrir. Elle ne voulait pas que son entourage ait à souffrir de son handicap, de la dégradation.


Elle avait peur que la maladie occupe toute la place. Elle voulait que même si l'issue était fatale, cela ne devienne pas une fatalité. Qu'on ne parle plus que de cela tout le temps. Qu'on perde l'écoute et la patience avec ses enfants. Qu'on soit dans la maladie et non plus dans la vie. Elle disait qu'elle avait peur que tout ne soit plus que maladie. Qu'on vienne la voir et ne lui parle plus que de cela, qu'on ne voie plus en elle qu'une personne malade, ne faisant déjà plus partie du même monde. Elle voulait qu'on vienne la voir non par commisération mais qu'on lui apporte ce qui pétille, ce qui nourrit, ce qui danse.


On s'aide mieux à faire face à la maladie si on la regarde en face. Elle préférait qu'on lui dise tout pour pouvoir mieux lutter.

Elle avait peur d'aller habiter le pays ombreux.

Ce qui aide, les enfants et la montagne, la lumière. Sentir qu'on possède un corps et qu'il vit. Parce qu'à l'hôpital, tout était vide, elle n'avait plus d'énergie, elle n'était plus rien, le corps ne lui appartenait plus, il appartenait à la médecine. Elle n'en parlait plus qu'à la troisième personne.

Elle disait qu'on n'avait pas le temps d'avoir peur. Une boule sous les doigts, certainement rien, mais il fallait faire une échographie. « Faut pas laisser ça comme ça », « Mais qu'est-ce que c'est ? » « Il faut faire une biopsie ». C'est la gynécologue qui avait annoncé le cancer. « Vous allez rentrer dans un tunnel qui sera noir mais vous vous en sortirez. Vous vous en sortirez! ». Tout était allé très vite. Juin la consultation, juillet la chimio déjà. Un cancer galopant. 8 chimios — on perd tous les poils, on maigrit, ressemble à une petite fille. Le plus dur, c'était d'avoir ce regard vide. Quand, à la fin de la chimio, le médecin parla d'ablation, ce fut le choc. « La première fois, quand on m'avait expliqué le chemin, on m'avait déjà prévenue mais il y a trop d'informations, on peut pas tout supporter, je n'avais pas pu entendre.
Ce que je sais vraiment maintenant, c'est que ce qui ne tue pas rend fort.
Maintenant, je suis plus dans la lumière.
Je déteste ne pas savoir. Je préfère savoir. Quand on ne sait pas, on ne peut pas agir.
Je suis rentrée dans un tunnel. On y va petit à petit : des chimios, des rayons, puis l'ablation. Quand c'est fini, c'est comme un baby blues. Vous étiez au centre d'un réseau, tous ces gens travaillent ensemble, ça a rythmé votre vie, toutes les trois semaines, puis de moins en moins et finalement on est lâché dans la nature
Le ici et maintenant. Avant, je bougeais beaucoup beaucoup, je disais dans 6 mois. Maintenant je suis beaucoup dans le présent. Je me pose. Je forme des projets, bien sûr, mais je lis beaucoup sur la pleine conscience, j'apprends à me connaître. Je regarde les nuages, vois leurs formes variées et me nourris de cela. Les gambades d'un écureuil, les odeurs, les bruits, les paysages, la contemplation de la nature. J'ai appris que j'avais un jardin intérieur. Ce qui est dur dans l'humain c'est de devoir passer par ces moments si durs pour être sur un bon chemin.»



Elle se demanda quelles pourraient être, désormais, les images qui dialogueraient avec ce texte, étant donné que les photographies originelles étaient soumises au droit à l'image, les modèles n'ayant autorisé la diffusion de leurs portraits que lors de l'installation d'octobre 2010. Elle prit rapidement conscience que ce texte avait fonctionné avec les photographies d'alors et qu'il valait mieux inventer un nouveau projet, autre, ici et maintenant.