vendredi 18 novembre 2016

Le café (et le carré de i)


14 novembre. Rouge, assez discret, collé à hauteur du regard contre un réverbère, l'étroit autocollant rappelle que « Tout le monde déteste la police ». Tu traverses, prends sur la gauche. Le soleil couchant incendie les feuilles oranges des arbres, le ciel est violet sombre. À Noël, tu iras dans le Jura et, ce soir, il y aura une « super lune ». Les voitures ne mettent pas leur clignotant, toujours tu dois chercher le regard du conducteur, te méfier des piétons dirigés par leur portable, te méfier de ceux qui regardent après avoir posé le pied sur la chaussée, te méfier. Ton corps est à l'affût des écarts, tout t'énerve.

Les épaules ouvrent le passage entre les fumeurs massés devant la porte. Le café PMU est bondé d'hommes (une seule femme) tournés dans la même direction, celle de l'écran diffusant des courses, la salle est comble, le silence dense, recueilli, la torpeur épaisse, le silence saisit la poitrine (tu comprends l'expression « un silence assourdissant »). Tu t'enfonces vers le fond de la salle, une deuxième salle dont on fait le ménage, tu n'oses poser de questions de peur de déranger le spectacle.
Dos sous une capuche, survêtement déchiré, il y a une odeur. Leurs doigts pianotent sur une sorte de tablette, tu ne comprends pas leur cirque, ne vois que leurs dos, soudain ils se précipitent sur un bulletin, le remplissent, vont au guichet, se poussent du coude, le petit brun grommelle quelque chose à l'autre qu'il pousse, il lui arrache le bulletin des mains, le lui refourre dans la paume, grogne. Il y a une odeur. Le silence a brutalement été rompu, on s'agite, parle en arabe, se pousse, pousse un autre vers le comptoir, échange des ordres brefs. La poubelle est renversée, on se précipite pour la fouiller, à la recherche de papiers, la femme qui balayait l'arrière-salle arrive furieuse mais qu'est-ce qu'ils m'ont fait ! Oui, Zied, je sais que ce n'est pas toi.

Zied :
C'est elle qui m'a fait venir ici, j'étais jeune, j'avais à peine 24 ans ; elle, elle en avait 38. Et ici, tu vois, elle a montré un second visage ! elle a enlevé le masque, elle me parlait mal. C'est incroyable, pourquoi on fait ça à quelqu'un ?! En Tunisie, elle disait des choses, et là, en France, c'était plus la même personne. Alors j'allais sur le balcon, et je pleurais je pleurais. Tu sais, c'est incroyablement dur d'être étranger en France, d'avoir quitté son pays, sa langue, sa famille, l'INA… (j'allais pouvoir occuper un bon poste, là-bas…) et d'être ainsi sans personne pour te consoler. Tu vois, la mère, quand tu es chez toi, elle vient, elle s'approche… (il te touche le bras), elle te dit comme ça : « mais qu'est-ce qui ne va pas, mon petit, dis-moi ? Qu'est-ce qui se passe ? », mais là, j'étais seul. C'est incroyable comme j'étais seul ! J'étais un étranger. Comment on peut faire ça ? Elle m'avait piqué, j'avais 24 ans, j'étais jeune, je ne savais pas grand chose de la vie. En Tunisie, je pouvais faire des trucs ! J'avais fait deux ans de prépa, H.E.C, j'avais un bac de gestion, j'avais réussi l'INA, je pouvais travailler dans l'administration. Et là, tu vois, je suis chauffeur routier ! Tous les soirs c'est : vas-y pour Montauban, et puis Rodez, ou Castres. En Tunisie… tu sais, la Tunisie, c'est pas comme les Algériens, eux ils vont se battre… Non, les Tunisiens, nous on parle. On discute. On dit à la France : qu'est-ce que vous voulez ? On va pas prendre les armes, non, on va discuter, et la France elle va partir.
Tu vois, elle, elle a pas discuté, elle m'a pas expliqué. Elle a enlevé le visage (il fait le geste d'enlever une peau), le masque est tombé. Et moi, j'étais plus rien, j'avais tout quitté pour venir ici.
Je te saoule peut-être avec mes histoires… En Tunisie, on apprend quatre langues. Moi, je connais l'arabe littéraire et l'arabe que je peux parler avec un Syrien, avec un Libyen, avec un Marocain. Je comprends tous les Arabes, je parle le français, je peux parler avec tous les gens des pays francophones, je parle l'anglais, le chinois. Les profs, quand on les croisait dans la rue, on était tout petits ! Eux, ils avaient le savoir, eux, on ne les oubliait jamais ! Tu vois, ce prof, il nous enseignait les Lumières ! Il nous disait : il y a cinq philosophes des Lumières, il y a Montesquieu, nous, on se faisait tout petits ! Il écrivait Montesquieu en énorme, en rouge, et on n'oubliait pas Montesquieu.
Un copain m'avait dit : « Viens au club nautique, tu vas voir ». Alors j'y suis allé, j'ai appris, tu sais, les petits bateaux, puis les… Le copain, il m'a fait passer le certificat, il m'a dit qu'au club med' ils cherchaient des gens comme moi, pour accompagner les groupes, en été. Alors je travaillais trois, quatre mois, et j'avais un bon salaire ! C'était des francs, des devises, je pouvais bien vivre ! J'avais facilement cinq cents francs pour le week-end, alors je pouvais payer. C'était beaucoup, cinq cents francs ! Le café, il n'était qu'à cinq francs ! On emmenait les groupes à l'étranger : j'ai vu les Maldives, Cuba, la Grèce… j'ai vu dix-sept pays ! Et après, je pouvais retourner étudier. J'avais une belle vie !
Tu vois, les gars, ils disent qu'ils ont étudié les maths. Mais si tu leur demandes le carré de i, ils savent pas. Moi, des types qui savent pas le carré de i, je peux dire qu'ils ne savent rien ! Tu connais pas le carré de i ? Mais pourquoi t'as laissé tomber les maths ? On peut faire plein de métiers, avec les maths ! En Tunisie, on peut pas, comme ça, faire médecine après des lettres. C'est pas comme en France ! Le carré de i ? mais c'est moins 1 !