14 novembre. Rouge, assez
discret, collé à hauteur du regard contre un réverbère, l'étroit
autocollant rappelle que « Tout le monde déteste la police ».
Tu traverses, prends sur la gauche. Le soleil couchant incendie les
feuilles oranges des arbres, le ciel est violet sombre. À Noël, tu
iras dans le Jura et, ce soir, il y aura une « super lune ».
Les voitures ne mettent pas leur clignotant, toujours tu dois
chercher le regard du conducteur, te méfier des piétons dirigés
par leur portable, te méfier de ceux qui regardent après avoir posé
le pied sur la chaussée, te méfier. Ton corps est à l'affût des
écarts, tout t'énerve.
Les épaules ouvrent le passage
entre les fumeurs massés devant la porte. Le café PMU est bondé
d'hommes (une seule femme) tournés dans la même direction, celle de
l'écran diffusant des courses, la salle est comble, le silence
dense, recueilli, la torpeur épaisse, le silence saisit la poitrine
(tu comprends l'expression « un silence assourdissant »).
Tu t'enfonces vers le fond de la salle, une deuxième salle dont on
fait le ménage, tu n'oses poser de questions de peur de déranger le
spectacle.
Dos sous une capuche,
survêtement déchiré, il y a une odeur. Leurs doigts pianotent sur
une sorte de tablette, tu ne comprends pas leur cirque, ne vois que
leurs dos, soudain ils se précipitent sur un bulletin, le
remplissent, vont au guichet, se poussent du coude, le petit brun
grommelle quelque chose à l'autre qu'il pousse, il lui arrache le
bulletin des mains, le lui refourre dans la paume, grogne. Il y a une
odeur. Le silence a brutalement été rompu, on s'agite, parle en
arabe, se pousse, pousse un autre vers le comptoir, échange des
ordres brefs. La poubelle est renversée, on se précipite pour la
fouiller, à la recherche de papiers, la femme qui balayait
l'arrière-salle arrive furieuse mais qu'est-ce qu'ils m'ont fait !
Oui, Zied, je sais que ce n'est pas toi.
Zied :
C'est elle qui m'a fait venir
ici, j'étais jeune, j'avais à peine 24 ans ; elle, elle en
avait 38. Et ici, tu vois, elle a montré un second visage !
elle a enlevé le masque, elle me parlait mal. C'est incroyable,
pourquoi on fait ça à quelqu'un ?! En Tunisie, elle disait des
choses, et là, en France, c'était plus la même personne. Alors
j'allais sur le balcon, et je pleurais je pleurais. Tu sais, c'est
incroyablement dur d'être étranger en France, d'avoir quitté son
pays, sa langue, sa famille, l'INA… (j'allais pouvoir occuper un
bon poste, là-bas…) et d'être ainsi sans personne pour te
consoler. Tu vois, la mère, quand tu es chez toi, elle vient, elle
s'approche… (il te touche le bras), elle te dit comme ça :
« mais qu'est-ce qui ne va pas, mon petit, dis-moi ?
Qu'est-ce qui se passe ? », mais là, j'étais seul. C'est
incroyable comme j'étais seul ! J'étais un étranger. Comment
on peut faire ça ? Elle m'avait piqué, j'avais 24 ans, j'étais
jeune, je ne savais pas grand chose de la vie. En Tunisie, je pouvais
faire des trucs ! J'avais fait deux ans de prépa, H.E.C,
j'avais un bac de gestion, j'avais réussi l'INA, je pouvais
travailler dans l'administration. Et là, tu vois, je suis chauffeur
routier ! Tous les soirs c'est : vas-y pour Montauban, et
puis Rodez, ou Castres. En Tunisie… tu sais, la Tunisie, c'est pas
comme les Algériens, eux ils vont se battre… Non, les Tunisiens,
nous on parle. On discute. On dit à la France : qu'est-ce que
vous voulez ? On va pas prendre les armes, non, on va discuter,
et la France elle va partir.
Tu vois, elle, elle a pas
discuté, elle m'a pas expliqué. Elle a enlevé le visage (il fait
le geste d'enlever une peau), le masque est tombé. Et moi, j'étais
plus rien, j'avais tout quitté pour venir ici.
Je te saoule peut-être avec mes
histoires… En Tunisie, on apprend quatre langues. Moi, je connais
l'arabe littéraire et l'arabe que je peux parler avec un Syrien,
avec un Libyen, avec un Marocain. Je comprends tous les Arabes, je
parle le français, je peux parler avec tous les gens des pays
francophones, je parle l'anglais, le chinois. Les profs, quand on les
croisait dans la rue, on était tout petits ! Eux, ils avaient
le savoir, eux, on ne les oubliait jamais ! Tu vois, ce prof, il
nous enseignait les Lumières ! Il nous disait : il y a
cinq philosophes des Lumières, il y a Montesquieu, nous, on se
faisait tout petits ! Il écrivait Montesquieu en énorme, en
rouge, et on n'oubliait pas Montesquieu.
Un copain m'avait dit :
« Viens au club nautique, tu vas voir ». Alors j'y suis
allé, j'ai appris, tu sais, les petits bateaux, puis les… Le
copain, il m'a fait passer le certificat, il m'a dit qu'au club med'
ils cherchaient des gens comme moi, pour accompagner les groupes, en
été. Alors je travaillais trois, quatre mois, et j'avais un bon
salaire ! C'était des francs, des devises, je pouvais bien
vivre ! J'avais facilement cinq cents francs pour le week-end,
alors je pouvais payer. C'était beaucoup, cinq cents francs !
Le café, il n'était qu'à cinq francs ! On emmenait les
groupes à l'étranger : j'ai vu les Maldives, Cuba, la Grèce…
j'ai vu dix-sept pays ! Et après, je pouvais retourner étudier.
J'avais une belle vie !
Tu vois, les gars, ils disent
qu'ils ont étudié les maths. Mais si tu leur demandes le carré de
i, ils savent pas. Moi, des types qui savent pas le carré de i, je
peux dire qu'ils ne savent rien ! Tu connais pas le carré de
i ? Mais pourquoi t'as laissé tomber les maths ? On peut
faire plein de métiers, avec les maths ! En Tunisie, on peut
pas, comme ça, faire médecine après des lettres. C'est pas comme
en France ! Le carré de i ? mais c'est moins 1 !
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