samedi 2 mai 2015

Collisions (travail en cours)





L'Amoureuse


Elle ne peut pas ne pas le dire. Elle se contient, mais ses pas dévient, elle va, force qui va, ne peut pas ne pas aller, aller frôler, tenter de s'éloigner encore, mais elle revient. « To rise in love », c'était à Konya, tu enregistrais des histoires de tapis, on t'avait amenée sur la tombe de Rumi, déjà la présence, la question de la présence. Le maître soufi t'avait demandé si tu avais une question à poser, tu avais dit la présence, comment on faisait pour être présent. Abdullah parlait des tapis, de l'âme qui véritablement s'envolait en regardant les tapis. « Tu es devant la surface : tu peux tout lui dire ». Il disait aussi combien il trouvait inadaptée l'expression « to fall in love », qu'on devrait plutôt dire « to rise in love ». Elle le dit, elle ne peut pas ne pas le dire, elle s'envole, se met à parler, se redresse, fait de grands gestes, son cœur s'ouvre, elle embrasse le ciel, le vent, les nuages, la lumière, elle est debout, elle rit de se mettre à parler ainsi, sans plus s'arrêter, elle si silencieuse d'ordinaire, si réservée.





Le radeau de la Méduse, 30 avril 2015



Tres de Mayo, 30 avril 2015



Le silence du train arrêté


Le train a freiné brutalement, klaxon désespérément enfoncé, aucune idée de la durée de ce freinage, seulement le temps de pressentir un impact et prendre appui contre le siège de devant. Il y a eu le choc, le bruit de coque éclatée, les deux formes noires étrangement molles retombant dans les airs comme au ralenti, un cheminot qui surgit de la cabine, le visage fermé. Le silence du train arrêté.

Bloquée sur la voie.
Quelqu'un est mort.
Vous voulez parler ?
Gants plastique bleu. Sachets plastiques. Rien à ramasser à l'avant du train ?
Le jeune pompier redemande si les gens ont besoin de parler. Il ne te demande rien. Pourtant, tu as besoin de parler, tu as besoin de dire ce que tu as vu. Tu as aussi envie de lui demander si lui a besoin de parler, parce que tu sais qu'il va se diriger là-bas, vers l'arrière du train, tu sais qu'il va marcher sur le ballast, avec ses sachets plastique, il ne te demande rien sans doute parce que tu pourrais être sa mère, tu dois l'intimider. La dame venue se placer sur le siège devant toi – tu as toi aussi changé de place, fuyant le soleil latéral, parce que tu sais que ça va être long – te demande si tu as vu quelque chose. Tu dis « oui ». Deux formes noires, arrondies, souples et molles, volant lentement l'une au-dessus de l'autre, légères et lourdes à la fois. Le bruit était comme d'une coque de scooter qui éclate. Tu avais cru qu'on heurtait un scooter immobilisé en travers de la voie et que le capot, la carrosserie s'envolaient sous l'impact. Les deux jeunes, qui ne cessent de bavarder et ricaner, disent avoir vu voler des cailloux.
Mal de tête soudain. « Cela va prendre du temps M'ssieurs Dames. ». Une voix au téléphone prévient du retard : « On a pris le train à Lyon, on venait chercher les papiers. On va pas arriver à l'heure. Comme ils recherchent la tête, tu sais, les policiers, ils veulent pas nous laisser partir ». Des cheminots remontent vers la cabine : « Ils enlèvent les éléments matériels et après on s'en va. T'as cassé un morceau ? – Ouais, j'veux pas blesser un gosse, dans une gare, avec ça qui se détache » Des voix disent que c'est un ouvrier. Le cheminot ne portait pas son gilet. Il était là, debout, en pleine voie, il s'était dressé sur la voie et il attendait.



Écoute la pluie






 
Tu acceptes l'invitation de la rivière


Tu acceptes l'invitation de la rivière. Elle est large, claire. Une berge t'offre où poser tes affaires et sécher au soleil.
Tu entres, nue. L'eau est douce, argileuse. Les paumes de pied prennent précautionneusement appui entre les petits galets, un peu gluants, la vase se soulève, les pieds collent, petite glaise.
Plus tard, tu croques des asperges sauvages, crues. Le jus est âpre dans la gorge. Une perdrix appelle. Tu bois du vin blanc.
Tu es entrée dans la rivière, tu as perdu ton chemin, c'est alors que tu as retrouvé la marche. Ton nez saigne, les perdrix craquettent, un poisson à ventre blanc bondit dans l'étang, les petits gris sucent les herbes, les oiseaux à bec rouge regagnent leur nid.

La pluie est un secret. Les escargots, hier, ne mentaient pas. Elle est magique. Tu regardes les flamants roses, tu ne sais plus où tu es, cette lagune, le gris vert, les eaux du ciel, celles des étangs, mêlées : ce pourrait être l'Écosse mais non, la garrigue n'est pas une lande. Tu es dans ton pays magique, celui que tu désires dédier – ô mon amour, mon amour. Les canards, petites oies, blancs, avec le bout des ailes noir, le bec rouge, tu les dédies. La pluie dépayse et redonne la présence, aux herbes leur lumière d'herbes, l'océan, baigné dans son propre océan. Le thym est mouillé. Le train glisse sur les eaux : tu le vois mais ne l'entends pas. La pluie sur la vigne charbonne les ceps, devenus noirs. La pluie : du cœur du noir jaillit la lumière

À fleur de peau.
Tout est à fleur de peau


La péniche s'appelle « Tramontane ». Le clair duvet des platanes vole. Un bateau passe. Amarrée, la « Marie-Thérèse ». Tu aimerais te taire. Phalènes : ce qui vole emporté par le vent ?




Tu ne savais pas

Tu ne savais pas. Tu ne savais pas, bloquée sur la voie Lyon-Valence Ville, ce que contenait le livre de Michèle Lesbre rapporté de l'Escale de Bordeaux. Tu l'avais choisi pour son titre : Écoute la pluie. La garrigue : le thym est en fleurs, il offre des bouquets drus de petites fleurs blanches ourlées de mauve. Leur parfum monte jusque dans la gorge. Le livre que tu ouvres, allongée sur une large roche plate dans la garrigue piquante, commence par le sourire d'un vieux monsieur voûté, suivi de l'envol d'un imperméable beige. Le crissement de la rame de métro, l'errance de la narratrice qui ne peut plus vivre comme avant, mais doit se sentir vivante.

Crottée comme tu ne l'as pas été depuis des années, couverte de boue, du silence de la boue, la terre et le ciel mêlés, les chaussures rendues si lourdes par cette colle sous les semelles, colle ocre du chemin sablonneux trempé de pluie.
Elle dit que tout est déréglé. L'avant-veille, il a fait orage comme en plein été, avec du tonnerre, des éclairs. Avant, elle ne travaillait pas là-dedans. Le tourisme, elle n'y connaît rien. Mais c'est avec le changement de municipalité. Elle n'a pas le sens de l'orientation. Ce n'est pas sa formation. Elle est allée quatre ans à la fac, mais c'était en français et en langues. Pas en tourisme. Alors le soir, elle est obligée d'apprendre à se repérer sur les plans, elle met des couleurs sur les cartes pour s'entraîner. Les gens, ce sont les Cathares qui les intéressent. Ils veulent tout connaître sur les Cathares. Elle leur dit que c'est une invention, ça n'existe pas comme ça.
Le silence des étangs, les flamants plongent leurs longues pattes dans les eaux, perchés, de petits échassiers courent dans la vase, fouillent. La pluie a cessé. Elle t'a rendu le chemin, le silence du chemin, « et les pierreries regardèrent »








Le vent se lève, l'étang se hérisse de crêtes blanches.


Le miroir reflète la fenêtre du train. La lumière blanche, oblique, y organise des collisions d'arbres. Les voyageurs, qui ne parlent qu'arabe et anglais, dorment. Celui aux longs cils noirs, à la barbe naissante, porte des chaussures de sport argentées Valentino Gavarini. La lumière lui caresse le cou tandis qu'il dort, appuyé sur l'épaule de son compagnon de voyage. Son visage, la longueur de ses cils, les ailes du nez si bien dessinées, fines, te rappellent d'autres visages, d'autres traversées, dix ans déjà. Le corps fin, peau mate, petits poils de Nikhil sortant de la douche. Te rappelle aussi les nuits mal dormies, les traversées par la Jordanie, ou le Koweit, ces aéroports dans lesquels tes intestins avalaient le jetlag, remontaient la nuit à l'envers : tu rentrais chez toi, au terme de plus de neuf mois d'absence. L'avion basculait dans la nuit, dans les duty-free où tout se ressemblait, où miroitait le fric.












La lumière, blanche, dessine une ville ouverte. Elle étale les quais, vaste le ciel, des nuages rapides glissent. Un tramway passe, les visages sont proches, transparence sur laquelle apparaissent les nuages, le fleuve à marée, le fleuve océan, le fleuve où de vastes navires…

Je t'écris parce que je ne t'embrasse pas,
je ne te parle plus,
désormais, je béquille dans la lumière.

La nature dessine, la nature embrasse. Tu en recueilles les dessins. La beauté du monde ? Le silence du monde. Un silence qui ne t'effraie pas.
Comment faire avec l'injustice du monde ? Comment faire avec notre accommodement de cette injustice du monde ? Tu distrais ta solitude de paysages, de lumières, d'ombres sur les troncs des platanes, tu regardes leurs boursouflures.
L'odeur des eaux douces. Le canal de Robine.
Tu te détaches. Peu à peu, tu t'adresses à tu ne sais plus qui. Faire des portraits de formes de vie (L'amoureuse, Le père)









Petite comptine idiote.
C'est la pluie, c'est la pluie qui ainsi
ceps de vigne, noirs
la pluie : du cœur du noir sort la lumière
les escargots reprennent possession des herbes
tu croques les asperges serpentines qui se dressent au milieu de leurs griffes
Tu saisis le chat d'un coup, d'une main lui immobilises la tête, de l'autre le caresses et l'écrases sauvagement.


« Pense à te taire ! »

L'amour est couture. Elle dit : traces, scarifications, empreintes.
Tu es entrée dans la rivière et tu as perdu ton chemin. Entrée dans la présence. L'eau était douce, chargée d'argile tes orteils fouillaient la vase, le limon.