Au milieu du chemin de sa vie, elle conçut un projet à la Sophie
Calle ou encore à la Annette Messager : demander à tous ses
amis de lui donner des raisons pour accomplir la traversée, ou même
simplement une raison pour traverser la nuit. Elle hésita devant la
brutalité du procédé, il ne fallait pas qu'ils aient le sentiment
d'avoir sa vie entre leurs mains, non, il s'agissait plutôt de
réunir une petite collection de ces « choses qui font battre
le cœur » et de confectionner un petit livre comme la liste
dressée par la dame Sei Shonagon dans ses Notes de chevet.
Elle se rappela les objets magiques, les images ou les mots refuges
racontés par toutes ces femmes qui avaient accepté de poser seins
nus, le regard droit, ou de témoigner, à l'automne 2010, pour un
projet photographique en faveur du dépistage organisé du cancer du
sein. Elle relut le texte tissé alors de leurs paroles et de ses
propres rêveries pour accompagner les montages photographiques
réalisés.
Je marche.
Je marche, j'avale la
poudre des chemins, les semelles cognent la craie, foulent les
herbes, froissent les feuilles. Ah! se jeter sur le sol, joue contre
terre — le ventre qui apaise — et dormir avec les bêtes… Le
silence des bêtes et des sources!
Dans la nuit qui
vient, le bruit encore des moissonneuses rouges, quelques voix
d'homme, et puis plus rien, l'abandon des moteurs.
Dans la touffeur des
bois, au milieu de la nuit, cet autre monde de souffle, de
feulements, de rampements, frôlements, trottinements et halètements
pressés, fossés piétinés : les animaux pleurent. Puis le
silence à nouveau, non interrompu jusqu'au grand remuement d'avant
le jour.
Je marche.
Je marche, je
m'enfonce dans les chemins, la tourbe amortit mes pas. Je marche, la
boue colle à mes souliers.
Je marche, la ville
n'est pas loin, et je frotte, j'efface : j'oublie le vertige. Je
marche et j'oublie. Je marche et je reviens au sol, en arrière.
Oublier le
tremblement. Ne pas vouloir entendre, ne pas pouvoir entendre. Faire
comme si ces petits mots, il y a quelque chose, je veux vérifier,
il faudra revenir avant quatre mois, n'avaient pas été
prononcés.
Revenir avant, faire
comme si le jour n'était pas devenu cette substance figée, étoilée
de noir, intestinale.
Alors je recommence.
Reconstitution! Il y
aurait eu le dérangement du déplacement, la promiscuité de la
salle d'attente, les magazines empilés, feuilletés, les conseils de
décoration, les prix de l'immobilier, les …
Il y aurait eu
l'inévitable retard dans les rendez-vous puis l'attente torse nu à
côté d'appareils froids, la sueur perlant légèrement sous les
aisselles, la plante des pieds, la paume des mains, la honte de cette
sueur, de cette odeur. Le sein pris en étau entre les plaques
froides. Il y aurait eu la salle d'attente, à nouveau, la porte du
cabinet « Bonjour, ici le cabinet de radiologie du
docteur », qui s'ouvre… « Oui j'écoute… il
vous faut venir le dixième jour du cycle, le vendredi à 10h45, ça
vous va ? » et se referme « Je vais vous
demander l'attestation de prise en charge par votre mutuelle ainsi
que votre carte vitale »
Elle me disait qu'elle
voudrait surtout ne pas perdre le rire. La force de rire.
Elle me disait qu'elle
emplissait ses poches de petits cailloux.
Surtout ne pas oublier
d'emporter la lumière - petits bagages…
Elle disait encore :
« Tu sais, on cherche un sens à tout cela, le regard
fouille le sol, soulève les pierres, on serre dans sa poche un petit
caillou en forme de cœur… C'est incroyable, regarde, il a la
forme d'un cœur!».
Ramasser
trouver des signes
le destin montre le
chemin
arbres mes arbres
Elle me disait qu'elle
se rassurait en allant voir la beauté du monde, le soir, au bureau
de tabac de la gare, le seul encore ouvert :
le jeune homme
la beauté du monde :
son regard
Aller acheter ses
cigarettes ou rien du tout, une boîte d'allumettes, rien du tout,
simplement pour rencontrer ce regard
la beauté du monde
N'oubliez pas de
prendre soin de vous.
Elle a prononcé le
mot « grâce », l'examen ne l'effraie pas et, chaque fois
qu'elle sort du cabinet médical, c'est le mot « grâce »
qui lui vient à l'esprit, c'est une grâce de ne pas être malade.
Elle offre ses mains, la lumière de son sourire, le visage qui
s'illumine et parle de souffle qu'on habite et qui redonne le monde.
cette terre modelée
Elle disait encore la
peur de perdre l'envie même d'en rire. Et le goût de manger. Que
tout devienne douloureux, les aphtes dans la bouche, la lenteur à
déglutir, la brûlure d'avaler. Elle avait peur de perdre l'envie.
être prise pour
quelqu'un sans plus aucun pouvoir, moins que rien
Il me disait :
« Quand Emmanuelle est tombée malade, les gens se sont
évanouis, petits papillons évanescents. La flamme était trop
forte, ils ne savaient plus quoi dire. La mort fait peur. »
Je marche. Avaler,
mâcher l'air. Tirer sur les jambes devenues bras, cordée, avancer
et faire avancer le paysage. Je marche, je tire le paysage, je
marche, l'air s'engouffre.
Dans les rues de la
ville, les affiches épinglent le regard. Les poitrines des femmes,
les décolletés, jamais je n'avais regardé les décolletés.
Je suis devenue
jalouse du moindre rire, cette femme qui marche, téléphone à
l'oreille, dans la rue. Devenue jalouse de son insouciance, de la
futilité de sa conversation téléphonique, des mille et une
stupidités qui occupent les journées
brutalement être
chassée de la banalité des jours, être chassée du pays de la vie
dans la lumière du
jour l'ombre a gagné
Elle me disait avoir
peur de la souffrance. Mais sa pensée première, la première peur :
que tout fût prêt pour son départ. Pour ses enfants. Est-ce que
tout était en ordre ? Elle avait même confectionné des
petites pochettes, une par enfant, avec tout ce qu'il fallait
connaître sur eux pour les accompagner sur le chemin de la vie. La
souffrance venait après. Parce qu'on ne savait pas si, le cas
échéant, on accepterait le traitement. On ne pouvait pas connaître
sa réaction. Elle imaginait la souffrance comme un piège, la
brûlure d'un piège refermant sa puissante mâchoire et ne vous
lâchant pas. Si elle devait la figurer, elle parlerait d'une flamme
dévorant le sein.
Ce qui nous fait
tenir, ce qui nous reste, déréliction.
Une joue contre la
mousse, humus, la terre, je dors à même le sol.
Qui héritera des
livres ? Qui les veillera ? Qui leur parlera en silence ?
Je marche, m'enfonce
dans les rues de la ville, dans les feuilles d'automne. Je marche.
L'air vif et sec me brûle la poitrine. Je marche et, de mes pieds,
refais l'ordre des jours.
Elle me disait avoir
peur d'être amputée. Peur de perdre des sensations. Alors elle
s'organisait, avec discipline, et <forêts les oiseaux que l'homme
n'effraie pas reprendre les chemins d'ici> se réfugiait dans des
lectures qui levaient des images de l'enfance, des bribes de la vie
des gens de temps anciens. Elle organisait par couleurs l'ordre des
jours. Elle notait, elle répétait. Les histoires de gens qui
aimaient les gens la consolaient. Elle récitait, avançait pas à
pas dans le labyrinthe de la mémoire. Elle s'appliquait, de
l'écriture cursive d'une écolière minutieuse, à tracer des
boucles, des jambages.
Elle avait parié sur
une discipline physique très stricte, tellement stricte qu'elle
avait développé des tocs. Elle s'activait, s'impliquait, agissait.
Garder les yeux ouverts la préservait de l'angoisse. Savoir
permettait de circonscrire le champ de bataille.
Qu'on lui parle avec
ses mots à elle. Elle voulait savoir, regarder en face pour pouvoir
lutter ou pas lutter mais savoir
Elle disait avoir
fondu en larmes, un jour où elle avait pénétré dans une
bibliothèque d'un village délaissé, devant tous ces livres écrits
dans une langue morte.
Elle disait.
Elle disait qu'elle
donnait. Elle allait chez les gens, écoutait leurs récits, passait
du temps avec eux puis se mettait à peindre une toile qui
rassemblait leurs rêves.
Elle disait qu'à la
retraite il y aurait trois étapes…
un camion aménagé
pour parcourir la France et peindre pour les gens. Une autre :
étape par étape, aller à Compostelle
Je
marche. Les chemins sentent bon. Un lièvre détale.
Microcalcifications. J'ai des étoiles dans les seins, une sorte de
voie lactée occupe ma poitrine.
Je
marche. Ombelle des chemins,
le
vent agite l'herbe des talus, la lumière danse, l'orage n'est pas
loin
Le
temps. Tout est allé très vite. Il y avait eu les allers retours
entre Castres et Toulouse, tout était allé trop vite et s'était
mal passé, les complications la plaie qui ne cicatrisait pas. La
mère partie trop vite. Pas eu le temps de se retourner.
Je
marche. Les routes n'ont pas d'ombre et j'apprivoise les mots, je
les répète, emplir sa bouche de cerises qui éclaboussent de jus
quand la langue les écrase j'écrase les cerises sauvages sous ma
langue, le jus coule. microcalcification,
le
quadrant du sein
un
trocart
une
biopsie
la
sanction sera la chimiothérapie
des
microcalcifications en étoile, mes seins deviennent une voie lactée
en étoile la voie lactée mes seins
Elle disait qu'elle
avait peur du regard des autres. Peur de les voir la scruter,
fouiller les plis des vêtements, les replis de la peau, à l'affût
d'une déformation, de cicatrices. Elle les voyait bien sur la plage
qui cherchaient à savoir, qui fouaillaient et dégoûtés se
demandaient ce qu'elle avait celle-là pour être dans cet état,
comment elle faisait pour oser sortir comme ça! Et le pire,
disait-elle, c'étaient quand ils avaient fini, qu'ils étaient bien
repus, qu'ils étaient bien soulagés au moins de ne pas être comme
cela, eh bien ils détournaient le regard, pour ne surtout pas
croiser le sien.
Elle disait qu'elle
avait peur de ne pas savoir dire stop, que l'instinct de vie soit
trop fort et laisse la dégradation et la souffrance s'installer
alors qu'il n'y a plus d'espoir. Elle avait vu l'agonie transformer
son père, à l'humour si vif et pétillant, en un homme si négatif…
Il avait probablement souffert d'être devenu ainsi, elle aurait
souhaité qu'il puisse garder une belle image de lui.
Elle disait qu'elle ne
voulait pas souffrir. Elle ne voulait pas que son entourage ait à
souffrir de son handicap, de la dégradation.
Elle avait peur que la
maladie occupe toute la place. Elle voulait que même si l'issue
était fatale, cela ne devienne pas une fatalité. Qu'on ne parle
plus que de cela tout le temps. Qu'on perde l'écoute et la patience
avec ses enfants. Qu'on soit dans la maladie et non plus dans la vie.
Elle disait qu'elle avait peur que tout ne soit plus que maladie.
Qu'on vienne la voir et ne lui parle plus que de cela, qu'on ne voie
plus en elle qu'une personne malade, ne faisant déjà plus partie du
même monde. Elle voulait qu'on vienne la voir non par commisération
mais qu'on lui apporte ce qui pétille, ce qui nourrit, ce qui danse.
On s'aide mieux à
faire face à la maladie si on la regarde en face. Elle préférait
qu'on lui dise tout pour pouvoir mieux lutter.
Elle avait peur
d'aller habiter le pays ombreux.
Ce qui aide, les
enfants et la montagne, la lumière. Sentir qu'on possède un corps
et qu'il vit. Parce qu'à l'hôpital, tout était vide, elle n'avait
plus d'énergie, elle n'était plus rien, le corps ne lui appartenait
plus, il appartenait à la médecine. Elle n'en parlait plus qu'à la
troisième personne.
Elle disait qu'on
n'avait pas le temps d'avoir peur. Une boule sous les doigts,
certainement rien, mais il fallait faire une échographie. « Faut
pas laisser ça comme ça », « Mais qu'est-ce que
c'est ? » « Il faut faire une biopsie ». C'est
la gynécologue qui avait annoncé le cancer. « Vous allez
rentrer dans un tunnel qui sera noir mais vous vous en sortirez. Vous
vous en sortirez! ». Tout était allé très vite. Juin la
consultation, juillet la chimio déjà. Un cancer galopant. 8 chimios
— on perd tous les poils, on maigrit, ressemble à une petite
fille. Le plus dur, c'était d'avoir ce regard vide. Quand, à la fin
de la chimio, le médecin parla d'ablation, ce fut le choc. « La
première fois, quand on m'avait expliqué le chemin, on m'avait déjà
prévenue mais il y a trop d'informations, on peut pas tout
supporter, je n'avais pas pu entendre.
Ce que je sais
vraiment maintenant, c'est que ce qui ne tue pas rend fort.
Maintenant, je suis
plus dans la lumière.
Je déteste ne pas
savoir. Je préfère savoir. Quand on ne sait pas, on ne peut pas
agir.
Je suis rentrée
dans un tunnel. On y va petit à petit : des chimios, des
rayons, puis l'ablation. Quand c'est fini, c'est comme un baby blues.
Vous étiez au centre d'un réseau, tous ces gens travaillent
ensemble, ça a rythmé votre vie, toutes les trois semaines, puis de
moins en moins et finalement on est lâché dans la nature
Le ici et
maintenant. Avant, je bougeais beaucoup beaucoup, je disais dans 6
mois. Maintenant je suis beaucoup dans le présent. Je me pose. Je
forme des projets, bien sûr, mais je lis beaucoup sur la pleine
conscience, j'apprends à me connaître. Je regarde les nuages, vois
leurs formes variées et me nourris de cela. Les gambades d'un
écureuil, les odeurs, les bruits, les paysages, la contemplation de
la nature. J'ai appris que j'avais un jardin intérieur. Ce qui est
dur dans l'humain c'est de devoir passer par ces moments si durs pour
être sur un bon chemin.»
Elle se demanda
quelles pourraient être, désormais, les images qui dialogueraient
avec ce texte, étant donné que les photographies originelles
étaient soumises au droit à l'image, les modèles n'ayant autorisé
la diffusion de leurs portraits que lors de l'installation d'octobre
2010. Elle prit rapidement conscience que ce texte avait fonctionné
avec les photographies d'alors et qu'il valait mieux inventer un
nouveau projet, autre, ici et maintenant.
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