L'Amoureuse
Elle ne peut pas ne pas le dire. Elle se contient, mais ses pas dévient, elle va, force qui va, ne peut pas ne pas aller, aller frôler, tenter de s'éloigner encore, mais elle revient. « To rise in love », c'était à Konya, tu enregistrais des histoires de tapis, on t'avait amenée sur la tombe de Rumi, déjà la présence, la question de la présence. Le maître soufi t'avait demandé si tu avais une question à poser, tu avais dit la présence, comment on faisait pour être présent. Abdullah parlait des tapis, de l'âme qui véritablement s'envolait en regardant les tapis. « Tu es devant la surface : tu peux tout lui dire ». Il disait aussi combien il trouvait inadaptée l'expression « to fall in love », qu'on devrait plutôt dire « to rise in love ». Elle le dit, elle ne peut pas ne pas le dire, elle s'envole, se met à parler, se redresse, fait de grands gestes, son cœur s'ouvre, elle embrasse le ciel, le vent, les nuages, la lumière, elle est debout, elle rit de se mettre à parler ainsi, sans plus s'arrêter, elle si silencieuse d'ordinaire, si réservée.
Le radeau de la Méduse, 30 avril 2015 |
Tres de Mayo, 30 avril 2015
Le
silence du train arrêté
Le train a freiné brutalement,
klaxon désespérément enfoncé, aucune idée de la durée de ce
freinage, seulement le temps de pressentir un impact et prendre appui
contre le siège de devant. Il y a eu le choc, le bruit de coque
éclatée, les deux formes noires étrangement molles retombant dans
les airs comme au ralenti, un cheminot qui surgit de la cabine, le
visage fermé. Le silence du train arrêté.
Bloquée sur la voie.
Quelqu'un est mort.
Vous voulez parler ?
Gants plastique bleu. Sachets
plastiques. Rien à ramasser à l'avant du train ?
Le jeune pompier redemande si
les gens ont besoin de parler. Il ne te demande rien. Pourtant, tu as
besoin de parler, tu as besoin de dire ce que tu as vu. Tu as aussi
envie de lui demander si lui a besoin de parler, parce que tu sais
qu'il va se diriger là-bas, vers l'arrière du train, tu sais qu'il
va marcher sur le ballast, avec ses sachets plastique, il ne te
demande rien sans doute parce que tu pourrais être sa mère, tu dois
l'intimider. La dame venue se placer sur le siège devant toi – tu
as toi aussi changé de place, fuyant le soleil latéral, parce que
tu sais que ça va être long – te demande si tu as vu quelque
chose. Tu dis « oui ». Deux formes noires, arrondies,
souples et molles, volant lentement l'une au-dessus de l'autre,
légères et lourdes à la fois. Le bruit était comme d'une coque de
scooter qui éclate. Tu avais cru qu'on heurtait un scooter
immobilisé en travers de la voie et que le capot, la carrosserie
s'envolaient sous l'impact. Les deux jeunes, qui ne cessent de
bavarder et ricaner, disent avoir vu voler des cailloux.
Mal de tête soudain. « Cela
va prendre du temps M'ssieurs Dames. ». Une voix au téléphone
prévient du retard : « On a pris le train à Lyon, on
venait chercher les papiers. On va pas arriver à l'heure. Comme ils
recherchent la tête, tu sais, les policiers, ils veulent pas nous
laisser partir ». Des cheminots remontent vers la cabine :
« Ils enlèvent les éléments matériels et après on s'en va.
T'as cassé un morceau ? – Ouais, j'veux pas blesser un gosse,
dans une gare, avec ça qui se détache » Des voix disent que
c'est un ouvrier. Le cheminot ne portait pas son gilet. Il était là,
debout, en pleine voie, il s'était dressé sur la voie et il
attendait.
Écoute la pluie |
Tu acceptes l'invitation de la rivière
Tu acceptes l'invitation de la
rivière. Elle est large, claire. Une berge t'offre où poser tes
affaires et sécher au soleil.
Tu entres, nue. L'eau est
douce, argileuse. Les paumes de pied prennent précautionneusement
appui entre les petits galets, un peu gluants, la vase se soulève,
les pieds collent, petite glaise.
Plus tard, tu croques des
asperges sauvages, crues. Le jus est âpre dans la gorge. Une perdrix
appelle. Tu bois du vin blanc.
Tu es entrée dans la rivière,
tu as perdu ton chemin, c'est alors que tu as retrouvé la marche.
Ton nez saigne, les perdrix craquettent, un poisson à ventre blanc
bondit dans l'étang, les petits gris sucent les herbes, les oiseaux
à bec rouge regagnent leur nid.
La pluie est un secret. Les
escargots, hier, ne mentaient pas. Elle est magique. Tu regardes les
flamants roses, tu ne sais plus où tu es, cette lagune, le gris
vert, les eaux du ciel, celles des étangs, mêlées : ce
pourrait être l'Écosse mais non, la garrigue n'est pas une lande.
Tu es dans ton pays magique, celui que tu désires dédier – ô mon
amour, mon amour. Les canards, petites oies, blancs, avec le bout des
ailes noir, le bec rouge, tu les dédies. La pluie dépayse et
redonne la présence, aux herbes leur lumière d'herbes, l'océan,
baigné dans son propre océan. Le thym est mouillé. Le train glisse
sur les eaux : tu le vois mais ne l'entends pas. La pluie sur la
vigne charbonne les ceps, devenus noirs. La pluie : du cœur du
noir jaillit la lumière
À fleur de peau.
Tout est à fleur de peau
La péniche s'appelle
« Tramontane ». Le clair duvet des platanes vole. Un
bateau passe. Amarrée, la « Marie-Thérèse ». Tu
aimerais te taire. Phalènes : ce qui vole emporté par le
vent ?
Tu ne savais pas
Tu ne savais pas. Tu ne savais
pas, bloquée sur la voie Lyon-Valence Ville, ce que contenait le
livre de Michèle Lesbre rapporté de l'Escale de Bordeaux. Tu
l'avais choisi pour son titre : Écoute la pluie. La
garrigue : le thym est en fleurs, il offre des bouquets drus de
petites fleurs blanches ourlées de mauve. Leur parfum monte jusque
dans la gorge. Le livre que tu ouvres, allongée sur une large roche
plate dans la garrigue piquante, commence par le sourire d'un vieux
monsieur voûté, suivi de l'envol d'un imperméable beige. Le
crissement de la rame de métro, l'errance de la narratrice qui ne
peut plus vivre comme avant, mais doit se sentir vivante.
Crottée comme tu ne l'as pas
été depuis des années, couverte de boue, du silence de la boue, la
terre et le ciel mêlés, les chaussures rendues si lourdes par cette
colle sous les semelles, colle ocre du chemin sablonneux trempé de
pluie.
Elle dit que tout est déréglé.
L'avant-veille, il a fait orage comme en plein été, avec du
tonnerre, des éclairs. Avant, elle ne travaillait pas là-dedans. Le
tourisme, elle n'y connaît rien. Mais c'est avec le changement de
municipalité. Elle n'a pas le sens de l'orientation. Ce n'est pas sa
formation. Elle est allée quatre ans à la fac, mais c'était en
français et en langues. Pas en tourisme. Alors le soir, elle est
obligée d'apprendre à se repérer sur les plans, elle met des
couleurs sur les cartes pour s'entraîner. Les gens, ce sont les
Cathares qui les intéressent. Ils veulent tout connaître sur les
Cathares. Elle leur dit que c'est une invention, ça n'existe pas
comme ça.
Le silence des étangs, les
flamants plongent leurs longues pattes dans les eaux, perchés, de
petits échassiers courent dans la vase, fouillent. La pluie a cessé.
Elle t'a rendu le chemin, le silence du chemin, « et les
pierreries regardèrent »
Le vent se lève, l'étang se
hérisse de crêtes blanches.
Le miroir reflète la fenêtre
du train. La lumière blanche, oblique, y organise des collisions
d'arbres. Les voyageurs, qui ne parlent qu'arabe et anglais, dorment.
Celui aux longs cils noirs, à la barbe naissante, porte des
chaussures de sport argentées Valentino Gavarini. La lumière lui
caresse le cou tandis qu'il dort, appuyé sur l'épaule de son
compagnon de voyage. Son visage, la longueur de ses cils, les ailes
du nez si bien dessinées, fines, te rappellent d'autres visages,
d'autres traversées, dix ans déjà. Le corps fin, peau mate, petits
poils de Nikhil sortant de la douche. Te rappelle aussi les nuits mal
dormies, les traversées par la Jordanie, ou le Koweit, ces aéroports
dans lesquels tes intestins avalaient le jetlag, remontaient la nuit
à l'envers : tu rentrais chez toi, au terme de plus de neuf
mois d'absence. L'avion basculait dans la nuit, dans les duty-free où
tout se ressemblait, où miroitait le fric.
La lumière, blanche, dessine
une ville ouverte. Elle étale les quais, vaste le ciel, des nuages
rapides glissent. Un tramway passe, les visages sont proches,
transparence sur laquelle apparaissent les nuages, le fleuve à
marée, le fleuve océan, le fleuve où de vastes navires…
Je t'écris parce que je ne
t'embrasse pas,
je ne te parle plus,
désormais, je béquille dans la
lumière.
La nature dessine, la nature
embrasse. Tu en recueilles les dessins. La beauté du monde ? Le
silence du monde. Un silence qui ne t'effraie pas.
Comment faire avec l'injustice
du monde ? Comment faire avec notre accommodement de cette
injustice du monde ? Tu distrais ta solitude de paysages, de
lumières, d'ombres sur les troncs des platanes, tu regardes leurs
boursouflures.
L'odeur des eaux douces. Le
canal de Robine.
Tu te détaches. Peu à peu, tu
t'adresses à tu ne sais plus qui. Faire des portraits de formes
de vie (L'amoureuse, Le père)
Petite comptine idiote.
C'est la pluie, c'est la pluie
qui ainsi
ceps de vigne, noirs
la pluie : du cœur du noir
sort la lumière
les escargots reprennent
possession des herbes
tu croques les asperges
serpentines qui se dressent au milieu de leurs griffes
Tu saisis le chat d'un coup,
d'une main lui immobilises la tête, de l'autre le caresses et
l'écrases sauvagement.
« Pense à te taire ! »
L'amour est couture. Elle dit :
traces, scarifications, empreintes.
Tu es entrée dans la rivière
et tu as perdu ton chemin. Entrée dans la présence. L'eau était
douce, chargée d'argile tes orteils fouillaient la vase, le limon.
2 commentaires:
Elle ne peut pas ne pas le dire. Elle se contient, mais ses pas dévient, elle va, force qui va, ne peut pas ne pas aller, aller frôler, tenter de s'éloigner encore, mais elle revient. Elle le dit, elle ne peut pas ne pas le dire, elle s'envole, se met à parler, se redresse, fait de grands gestes, son cœur s'ouvre, elle embrasse le ciel, le vent, les nuages, la lumière, elle est debout, elle rit de se mettre à parler ainsi, sans plus s'arrêter, elle si silencieuse d'ordinaire, si réservée.
Le train a freiné brutalement. Bloquée sur la voie. Quelqu'un est mort.
Tu ne sais plus où tu es. La garrigue n'est pas une lande. Tu es dans ton pays magique, celui que tu désires dédier – ô mon amour, mon amour. Le corps fin, peau mate. Elle étale les quais, vaste le ciel.
Je t'écris parce que je ne t'embrasse pas.
Je ne te parle plus.
Désormais, je béquille dans la lumière.
L'amoureuse,
Elle ne peut pas ne pas le dire. On ne peut pas ne pas le dire. Elle ne le dit pas. Elle se contient. Elle va, force qui va. Ne peut pas ne pas aller; peut, ne pas aller.
Aller frôler, s'envoler...
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